Diagnostic et parrhèsia : introduction au colloque

« J’ai toujours maintenu que la plus grande dignité que l’on peut avoir vis-à-vis de quelqu’un, c’est de faire un diagnostic ».

C’est ce que déclare le grand psychiatre Jean Oury, au tout début de la première des conférences qu’il consacra, entre 1984 et 1986, aux symptômes primaires de la schizophrénie, dans le cadre du cours de psychopathologie de l’Université de Jussieu. Oury signifie par là, ce qu’il explique dans la suite de cette même conférence, que le diagnostic est toujours le produit d’une rencontre véritable, c’est à dire authentique, entre le soignant et l’altérité du patient auquel il se confronte ; rencontre guidée par un souci primordialement éthique et non strictement thérapeutique. Le diagnostic médical a ainsi pour objectif premier de faire émerger la personne même du patient, et non simplement de prendre en charge sa pathologie.

Oury parle, en 1984, depuis le champs disciplinaire de la psychiatrie, à un moment où certains de ses praticiens tentent d’échapper à la tentation de la nomenclature, incarnée par le DSM III ainsi défini par le même Jean Oury :

 

« Quand, d’outre-Atlantique, nous reviennent les onze symptômes de premier rang de Kurt Schneider sous forme de liste de onze définitions qui passent à la machine, cela donne le DSM-III.  À tel point qu’on est capable, de plus en plus, de faire un diagnostic d’après la liste, en cochant les “plus”, “moins”, “zéro” d’un questionnaire… Cela ne coûte pas cher — mais alors là, c’est de la “science” : on n’en est plus à faire de la phénoménologie ou je ne sais quelle psychanalysette… On fait des scanners et on répond aux questions de l’Internationale nosographique… » (Conférence de mai 1985).

Oury et ses proches défendent une conception non automatisée du diagnostic, depuis une branche très spécifique de la médecine (la psychiatrie) et, en son sein, depuis une école restée en partie confidentielle (la psychothérapie institutionnelle) ; et le fait que cette résistance au DSM se soit si fortement exprimée chez les psychiatres n’est probablement pas une coïncidence.

D’une part, en effet, l’esprit demeure le lieu dans l’homme qui, y compris dans ses manifestations pathologiques, résiste le mieux à la classification et à l’objectivation nécessitées par l’approche scientifique de la médecine expérimentale ; d’autre part, la psychiatrie, dans ses rapports souvent conflictuels mais bien réels avec la psychanalyse, a toujours la prétention fondamentale d’être une discipline globale, holiste, s’adressant au tout du patient considéré comme sujet et non support du geste médical. Cette double contrainte (opacité de l’objet d’une part, ambition holistique de l’autre) rapproche très fortement la psychiatrie ainsi définie des pratiques médicales antiques que nous allons explorer ce matin, qui s’articulent depuis la collection Hippocratique jusqu’à Galien autour des difficultés profondes liées à cette double contrainte, et que nous avons essayé, dans la conception même de ce colloque, de subsumer sous deux notions principales : le diagnostic lui-même et la parrhèsia ou liberté de parole.

Ces deux notions, diagnostic et parrhèsia, se rejoignent autour de la question suivante : quelle parole est attendue, dans les deux sens, entre médecin et malade ?

Le malade attend probablement de son côté une parole qui explique, qui dise ce qui arrive, qui exhibe éventuellement une cause. Le diagnostic est-il la seule forme possible de cette parole attendue ? Evidemment non, d’autant plus qu’on sait que la médecine antique lui préféra, pour des raisons complexes, son rival : le pronostic, qui annonce et donne peut-être à espérer là où le diagnostic souligne d’une façon éventuellement un peu angoissante.

Le médecin quant à lui a probablement une idée de la parole qu’il estime nécessaire au succès de la cure – et la nécessité de cette parole pose forcément à un moment ou à un autre la question de sa véracité (au risque de la brutalité) et de sa sincérité (contre le délire, la manipulation voire le mensonge pur et simple du praticien escroc).

Une thèse possible, qu’il faudra débattre dans les deux journées qui viennent, est celle qui pose que le diagnostic ne participe au soin que dans la mesure où il est l’occasion d’une parrhèsia : en tant que l’espace de la parole libre, créé par la rencontre entre patient et soignant, est une condition nécessaire de la thérapie.

Cette intuition est en partie – mais en partie seulement – réalisée dans la pratique médicale antique ; c’est en tout cas le bilan de la journée d’étude consacrée à cette question ici-même, en 2015, et dont le colloque d’aujourd’hui est le débouché naturel. Nous y avions établi le rapport délicat et subtil du médecin antique à la vérité, en mettant en parallèle le geste médical avec les définitions philosophiques de la parrhèsia grecque dans d’autres corpus doctrinaux. La parrhèsia apparaissait bien, selon une constante remarquable, à la fois comme discours guérisseur, et comme arme tranchante dont le maniement supposait une connaissance fine des faiblesses et de la résistance – pour tout dire, de l’idiosyncrasie – de l’interlocuteur.

La difficulté à manipuler cette parrhèsia pourrait être une des raisons de l’interdit antique, plus ou moins radical et plus ou moins explicitement formulé du diagnostic comme tel. Dans la plupart des cas, le médecin antique lui préfère le pronostic, pour des raisons à la fois éthique (le fameux « primum non nocere » : d’abord, ne pas nuire) mais aussi – et peut-être surtout – épistémologiques. De fait, la sémiotique médicale telle qu’elle est conceptualisée dans la Collection hippocratique se construit dans sa totalité sur le constat de la difficulté d’accéder aux causes des maladies – puisque ces causes sont dissimulées dans le secret du corps, et que la remontée analogique du signe vers ce qui le provoque suppose un saut du visible vers l’invisible dont la possibilité est sans cesse discutée – au point que les empiristes contemporains de Galien le récuseront définitivement, et que les sectateurs méthodiques d’Asclépiade de Bithynie établiront une typologie simplifiée des maladies, subsumées toutes sous deux causes (relâchement et resserrement) pour évacuer une fois pour toute le problème du diagnostic, jugé inutile à la thérapie.

Plus précisément, et selon une approche qui paraîtrait aujourd’hui fort paradoxale mais qui se trouve par exemple très bien thématisée chez un auteur comme Caelius Aurélien, toutes les procédures dont nous considérons aujourd’hui qu’elles participent à l’établissement du diagnostic – comme la recherche des causes par l’exploration des mécanismes cachés au creux du corps – sont considérées par les médecins adeptes du méthodisme comme non pertinentes dans la plupart des situations. « La première préoccupation du Méthodisme est la réussite dans l’établissement du diagnostic et la thérapie ; mais les Méthodiques croient aussi que tout ce qui n’est pas directement liées au diagnostic et au soin (comme de savoir quelle est la cause d’une maladie, ou quelle partie du corps est affecté par la maladie, etc) n’est ni pertinent ni adéquat » 1 car, comme l’écrit Caelius Aurélien :

« una est enim atque eadem passio ex qualibet veniens causa, quae una atque eadem indigeat curatione : la maladie est une et toujours la même, quelle que soit la cause d’où elle provient, et elle appelle un seul et même traitement ».

Cette position extrême n’est jamais que l’aboutissement d’une intuition formulée comme telle déjà dans la Collection hippocratique : les causes des maladies sont monotones et sans intérêt épistémologique véritable : « Les maladies sont principalement engendrées par les changements des saisons et, dans les saisons elles-mêmes, par les grandes alternatives de froid et de chaud, et ainsi du reste, suivant l’analogie » (Aphorismes, III, 1).

Le signe médical est en revanche beaucoup plus efficace pour structurer des procédures d’anticipation ; les régularités observées dans les enchaînements vont alors appuyer très fréquemment des raisonnements de type pronostic, et non des remontées aux causes. La sémiotique médicale se construit donc comme une procédure principalement anticipative (vers où va la maladie) et non rétrospective : son propos, explicité très clairement dans le traité hippocratique De l’Art, est, au moyen de raisonnements de type sémiotique, de traiter les maladies de pronostic favorable, et de « s’abstenir de toucher aux maladies peu susceptibles de guérison » (De l’Art 13).

Véronique Boudon-Millot explique ainsi que chez Galien, « le recours à la conjecture, loin de ruiner les prétentions de l’art à l’exactitude, apparaît en effet comme un relais possible de l’épistémè, confrontée à des réalités médicales particulièrement imprévisibles. » 2

En ce sens, le diagnostic dans l’Antiquité suppose toujours d’enfreindre plus ou moins un interdit épistémologique, ce qui le rend fragile et discutable. Et c’est cette fragilité qui conduit à le contester également sur le plan éthique. Je vais pour conclure développer ce dernier point.

Une des autres conclusions de la journée d’études de janvier 2015 était le rapport problématique de la parrhèsia à la notion de vérité, qui au premier abord semble pourtant tomber sous le sens. Il nous est apparu que fondamentalement, il n’était pas du tout question de vérité quand on parlait de parrhèsia, ou pas prioritairement. Et pourtant, si l’on suit par exemple Jacques Jouanna, on postule habituellement que c’est bien le souci de la vérité qui sous-tend l’ensemble de la posture éthique du médecin – Jouanna voyant d’ailleurs dans cette exigence un développement galénique de ce qui n’est pas encore véritablement thématisé comme tel dans la médecine hippocratique 3.

La parrhèsia a bien plus à voir avec l’efficacité qu’avec la vérité : on peut la définir avant tout comme une parole qui veut le bien de celui à qui elle s’adresse. En ce qu’elle veut son bien, et seulement pour cela, elle sera sincère et proposera des contenus de discours non pas « vrais » mais tenus pour vrais par celui qui les énonce. L’important ici est bien plus l’adhésion de celui qui parle – adhésion supposée entraîner, par mimétisme ou presque, l’adhésion de celui à qui l’on parle – que l’exactitude objective de son propos. Cette adhésion est même si importante que la Collection Hippocratique en fait une des conditions nécessaires de l’efficacité du soin ; a contrario, un malade mal persuadé sera « incapable d’obéir aux prescriptions » ce qui aboutira à une « terminaison funeste » (De l’Art 7).

Cependant l’adhésion n’est jamais aussi forte que lorsqu’elle repose, évidemment, sur un assentiment profond de celui qui s’exprime – assentiment lui-même conditionné par la certitude ou encore la fermeté de la croyance. Si donc le diagnostic est une procédure douteuse, reposant sur un cadre épistémologique considéré par les praticiens eux-mêmes comme faible, il ne pourra jamais entraîner l’assentiment nécessaire, garant de la confiance du médecin en son traitement et du malade en son médecin, comme le souligne le tout premier paragraphe du traité homonyme d’Hippocrate, que nous citons dans la traduction infidèle mais splendide de Daremberg :

« Il me semble qu’il est très bon pour un médecin de s’appliquer au pronostic. Connaissant d’avance et indiquant près des malades les phénomènes passés, présents et à venir, énumérant toutes les circonstances qui leur échappent, il leur persuadera qu’il connaît mieux qu’un autre tout ce qui les regarde ; en sorte qu’ils ne craindront pas de s’abandonner à lui. Il dirigera d’autant mieux le traitement qu’il saura prévoir les événements futurs d’après les phénomènes présents. Il est impossible de rendre la santé à tous les malades, et cela vaudrait certainement mieux que de prévoir l’avenir ; mais comme les hommes périssent, les uns terrassés tout à coup par la violence du mal, avant d’avoir appelé le médecin, les autres presque aussitôt qu’ils l’ont fait venir, ceux-ci un jour après, ceux-là après un peu plus de temps, mais toujours avant qu’il lui ait été possible de combattre avec les moyens de l’art chaque maladie, il faut qu’il sache reconnaître la nature de ces affections et jusqu’à quel point elles dépassent les forces de l’organisme, et s’il n’y a point en elles quelque chose de divin, car ceci éclaire le pronostic. Un tel médecin sera justement admiré et excellera dans son art ; mieux que tout autre il saura préserver de la mort les malades susceptibles de guérison, en se précautionnant plus longtemps à l’avance contre chaque événement ; prévoyant et pronostiquant ceux qui doivent guérir et ceux qui doivent mourir, il sera exempt de reproche. »

On mesure ici l’écart, vertigineux, entre cette posture antique qui, par désir de probité et pour consolider le contrat tacite de confiance qui lie patient et médecin, écarte le diagnostic, et la parole de Jean Oury qui au contraire fait de l’énoncé du diagnostic le signe même du respect du praticien pour le malade. Cette balance entre désir d’espoir et volonté de savoir chez le patient, entre discours pronostiques et diagnostiques chez le médecin est en réalité plus nuancée – et les travaux des deux journées à venir le montreront. Posons plutôt comme préalable, sous le double patronage des Anciens et de Jean Oury, que le patient attend toujours du praticien une parole sur ce qu’il a mais aussi sur ce qu’il est.

J. Giovacchini